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Janvier 2002

Mon cher vieux Césario...

Ca fait longtemps que je tourne en rond. Autour de cette lettre. Longtemps que je repousse ce moment de face à face virtuel. Ecrire, c’est toujours parler à un absent.

Toi, ça y est, tu n’es plus là, pour toujours et à jamais. Pourtant j’ai tant envie de passer ce moment avec toi. Toi, tu écrivais comme tu respirais. Il te suffisait de l’image fugitive de quelqu’un et tout de suite ça se transformait. En mot, en phrases colorées, désordonnées, parfois incompréhensibles.
Et puis l’on recevait cette enveloppe, reconnaissable entre toutes - quelquefois le message était dessus - et on se disait en souriant : " tiens, il pense à moi. " Moi, je posais le mot sur un coin du bureau comme pour me rappeler de ne pas t’oublier.

Tu as vu comme c’est fou, ce coup de fouet que la mort donne à la vie. Hier, tu étais encore là mais la mort rôdait autour. Aujourd’hui, tu nous a fait ta dernière Performance : tu es mort et on ne parle que de toi. C’est le tribut que la faucheuse paye à la vie : elle t’arrache de cette terre mais en échange elle nous submerge d’un raz de marée de souvenirs.

Chacun de ceux qui ont croisé ton chemin, même quelques instants, garde quelque part une empreinte de toi. Tu n’aimais pas la nostalgie mais tu haïssais l’oubli. La nostalgie, tu la voyais comme un passé se contemplant lui-même et se reflétant à l’infini comme un visage entre deux miroirs. Pour toi, il n’était que de présent : " vivre chaque moment comme si c’était le dernier ". De toutes les phrases lapidaires et définitives que tu portais dans ton sac de philosophie expérimentale, celle-ci était sans doute la plus vraie de toutes. Comme le dit notre pote Mermet, " à chaque instant, le dessin est terminé... "
Tout ton art était là, dans la vie. Avant toute chose, tu étais un créateur d’instant.

Tu ne comprenais pas ceux qui se construisent pierre à pierre, méthodiquement, laborieusement leur postérité sur une alchimie de la souffrance. Tu lui avais déjà trop donné. L’art, toujours, devait être jubilatoire. Peu compatible avec le travail qui requiert souvent un chemin de peine vers un but incertain. La vie étant ta seule certitude, il te fallait la faire belle, dense, intense, étourdissante. Ton art fut celui de l’instantané. Avec un instamatic, tu bâtissais des chefs d’œuvre. Je t’ai même vu prendre des photos sans film.
Là encore, l’important n’était pas ce qui restait mais ce qui se passait. Il suffisait de braquer l’objectif sur les gens et tout de suite chacun pouvait contempler cette sculpture de l’éphémère.

Mais, tu haïssais l’oubli. Le présent sans mémoire n’est rien qu’une sale manie. Chacun de tes mots, de tes gestes étaient pénétré d’un sens nourri d’histoire. La petite et la grande. Avec tous, les vivants et les morts, tu parlais tout simplement : Paul Gauguin, Gaston Chaissac, Chico Buarque, William Klein, Manuel de Oliveira mais aussi l’enfant, le berger et nous, bien sûr, tes amis. Ces rencontres, c’était ton pain quotidien et de cette nourriture, tu étais toujours affamé.

Toi, le petit brûlé, l’immigré rural à la scolarité tardive, ta culture était immense, une culture sauvage et singulière pleine de tes vagabondages. " Va travaillar Vagabon ". " Sur cette terre, nous vivons depuis toujours sur une éternité de cadavre " écrivais-tu sur certains de tes tracts. Comme pour nous rappeler que si l’important est dans le présent, il ne doit pas oublier ce qui l’a enfanté. Oublier, c’est bégayer la vie. Ne pas oublier, c’est s’obliger à faire mieux.

Ta mémoire était considérable. Elle ramassait tout sur son passage et le rendait des années plus tard, comme une caresse ou comme une gifle.

Toi, tu ne savais pas oublier, le pouvais-tu ? à chaque instant, tu portais la trace de ton histoire, comme une brûlure qui marquait le temps qui passe. A cinq ans, tu as pris feu dans la cheminée d’une petite maison du Portugal. De toute ta vie tu n’as pas su ni voulu l’éteindre. Au début, tu as tenté de la dissimuler. Sous ton épaisse chevelure et des lunettes de soleil. Puis, petit à petit, tu as compris qu’il te serait impossible d’être pareil, que tu ne pourrais échapper à l’exil de la différence ni compter sur la paix de l’indifférence. Alors, tu as décidé de te battre, d’afficher ta face à la face du monde, te montrer tel que tu es : brûlé vivant. Et c’est vrai que ça marchait. Passé le premier moment de surprise, la marque était effacée. On ne voyait plus que toi. Pourtant, tu forçais le trait de ton rire dévastateur, de tes pulls fluorescents et tu bousculais les convenances sociales. " Ici ou ailleurs, la vie est partout ".

La vie, pour la faire plus belle, il suffisait de l’attraper, de la peindre couleur d’utopie et de la photocopier à l’infini pour que chacun en ait un exemplaire. Pas de pièces numérotées - la Joconde pour tous - c’était ta manière à toi de niquer le vieux monde. C’était ton combat et tu t’y es usé. La fatigue finit parfois par avoir raison de nos rêves. Pas pour toi.. Ton utopie à toi, tu l’as bâtie avec des bouts de ficelle et du fil de fer. Une mobylette, trois sous, quelques mots et tu mettais le monde sous tes pas. Rien ne pouvait arrêter ton désir d’ailleurs, surtout pas la pauvreté. Tu étais pauvre, c’est sûr, mais jamais misérable. Il n’est de richesse que d’être.
Il y avait du Diogène en toi. A tous les Alexandre qui te regardaient de haut, tu n’hésitais pas à dire : " ôtes-toi de mon soleil ". Tu avais bien essayé, pourtant, d’enfiler les fringues que le destin t’avait préparé : un bleu de travail pour empiler des œufs ou des sacs, sans fin. Puis tu disparaissais. Le contremaître te retrouvait profondément endormi en haut du tas. Le jour pour perdre sa vie à la gagner, la nuit pour oser devenir ce que tu es. L’existence s’accommode bien mal de cette dialectique là. A un moment ou à un autre, il faut choisir. Tu as choisi : le défi contre le destin. La pauvreté contre la misère.

Evidemment, tu as eu ta part d’ombre. Il y en a toujours avec la lumière. Mais l’ombre s’est faite toujours plus épaisse, acharnée, dévorante et nous ne savions que faire pour la repousser. Je n’en dirai pas plus. Ajouter de la peine au chagrin ne sert à rien.

Maintenant, tu n’es plus là et c’est un peu de moi qui pars en poussière. Mon enfance se dépeuple et je me sens un peu plus seul encore. Je voudrais dire tout cela : les sorties nocturnes à Paris, la maison jaune, l’Espagne à mobylette, toutes ces années épiques où ensemble, nous avons accouché de ce que nous sommes. Mais chacun de ces moments est un roman. Ils continueront à vivre en moi, pas comme de la nostalgie mais parce qu’ils sont ce que je suis.

Toi, tu ne sais même pas que tu es mort, tu crois que tu dors encore, d’un sommeil long, très long, de ce sommeil que tu aimais tant que personne ne pouvait t’en arracher.

Et nous, il ne nous reste qu’à nous serrer un peu plus fort, les uns contre les autres, pour affronter cette solitude glacée dans laquelle nous laisse toujours la perte d’un être cher.

Rêve, vieux frère, à jamais, rêve et... envoies-nous des photos.

Je t’embrasse...

Ton vieil ami

Jacques

 

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